ReporMed Carnets de voyage La Sicile, entre tête italienne et cœur arabe

La Sicile, entre tête italienne et cœur arabe




Deux grands mois à explorer la plus grande île de Méditerranée, en plein cœur de cette mare nostrum, avec les influences croisées que suppose pareille position.

Note de l’auteur : le présent carnet de voyage est une version partielle du récit de mon voyage. Une version complémentaire est publiée en trois épisodes dans le magazine marocain Dîn wa Dunia dans ses éditions de mars, avril et mai 2017.

Sicile (juin, juillet et août 2016)

24 juin

Comme six mois plus tôt, le ferry arrivait de la Goulette vers le port de Palerme au terme de 11 heures de traversée. Un saut de puce dans cette vaste mer, et pourtant : en passant d’une rive à l’autre de cette Méditerranée, une frontière se dressait, pour faire saisir immédiatement que l’on passait du Maghreb à l’Europe du sud, une frontière faite pêle-mêle d’architecture, de micro-économie urbaine, de sociologie, de religion… et de climat.
Si je laissais Tunis à ses chaudes soirées ramadanesques, j’arrivais dans la fraîcheur d’un orage d’été qui faisait hésiter les autres passagers au moment de sortir du navire.
Les boulevards proches du port étaient presque vides, deux ou trois taxis attendant sans trop y croire ni s’en faire un hypothétique client. Les prix du café où je me réfugiais en mangeant quelque amuse-gueule à base de jambon aussi me rappelaient cette frontière invisible que je venais de franchir.

Je retrouvais là Livia, étudiante en sociologie et amatrice des voyages et échanges par Couchsurfing, qui m’hébergeait dans son appartement de la rue Capuccini, non loin des macabres catacombes que j’avais visitées lors de ma précédente visite. Le soir-même, elle m’entraînait sur la via Maqueda, l’une des deux principales artères de la ville, où débutait le festival régional de la bière artisanale.

Fraîchement débarqué d’une Tunisie en plein ramadan, je découvrais une ambiance nocturne finalement assez proche, où chacun se mélange, une bière à la main : jeunes, vieux, familles, immigrés, italiens, couples, groupes d’amis, si ce n’est que c’était l’alcool qui donnait donc là le prétexte de cette convivialité urbaine en plein air. Ici, pareille célébration se déroulait dans une bonhomie déconcertante, tandis qu’il y a quelques heures je me trouvais dans une ville où l’alcool était servi soit dans les bars branchés de l’élite de la banlieue nord, ou dans les bars populaires du centre ville tunisois dont sortaient la nuit tombée des ivrognes avec leur lot de bagarres et d’insultes hurlées comme autant de pathétiques défis à la torpeur nocturne.

Au festival de la bière artisanale de Sicile

Au festival de la bière artisanale de Sicile

Le lendemain, j’explorais les alentours de l’appartement de Livia, au nord du centre-ville. Alors que j’approchais d’une benne à ordure, je voyais deux femmes en explorer les moindres recoins à l’aide d’un bâton à selfie. Cet objet, sans doute l’un des plus emblématiques d’une époque narcissique et futile, gangrène des sites touristiques de par le monde, trouvait là une utilité cyniquement plus significative. Chacune de ces femmes avait avec elle un chariot de supermarché qu’elles emplissaient des maigres trésors que les poubelles voulaient bien leur offrir. Le lendemain, repassant au même endroit, je retrouvais la même scène, avec d’autres personnages mais toujours ce bâton à selfie… Je me rappelais alors de la leçon du vieux et sage monsieur Ibrahim, dans le roman M. Ibrahim et les fleurs du Coran de Pierre-Emmanuel, adapté au cinéma avec Omar Sharif dans le rôle titre :

Lorsque tu veux savoir si tu es dans un pays riche ou pauvre, tu regardes les poubelles. Si tu vois ni ordures ni poubelles, c’est très riche. Si tu vois des poubelles et pas d’ordures, c’est riche. Si tu vois des ordures à côté des poubelles, c’est ni riche ni pauvre: c’est touristique. Si tu vois les ordures sans les poubelles, c’est très pauvre.

À quelques mètres de l’appartement de Livia, une porte de garage comme tant d’autres n’en finissait pas d’étaler sa banalité. Quelquefois, un passant approchait, tapait dessus, et alors la porte s’ouvrait, laissant découvrir des étagères richement garnies entre lesquelles le passant allait alors faire son choix, pour ressortir quelques instants plus tard le panier rempli. Les épiceries clandestines étaient un autre des visages d’une Italie du Sud où le système D m’apparaissait dès les premiers jours dans toute son étendue. Dans la même rue – décidément – il n’était pas rare de voir passer une frêle camionnette à trois roues, dont la benne était remplie de vivres divers : lait, œufs, légumes, fruits, etc., et dont le conducteur vantait les mérites à l’aide d’un haut-parleur fixé sur le sommet de son véhicule.

Rien de mieux que de flâner dans le marché si central et populaire de Ballaro pour saisir cette ambiance si méditerranéenne, bruyante et joyeusement populeuse. J’y découvrais notamment un stand d’escargots, qui en dialecte sicilianu se dit « babbaluci », comme les bebbouch qu’on sert bouillis dans l’eau au Maroc et en Tunisie : ici le terme arabe (d’origine amazigh) a visiblement triomphé du « lumache » de la langue italienne classique.

Étal de Babalucci, les petits escargots à bouillir

Les « babbaluci » sont également servis bouillis le soir sur la place de la Vucceria notamment, où le fumet de leur cuisson sort de grandes marmites posées à l’extérieur.

Aux abords du marché, quand les étals alimentaires cèdent la place au marché aux puces, Ballaro prend des airs étonnants de souk, qui ne sont pas sans rappeler certaines scènes du Maghreb là encore.

« Souk » de Ballaro

« Souk » de Ballaro

"Souk" de Ballaro

« Souk » de Ballaro

27 juin

L'église du Carmine maggiore, apprêtée pour une célébration, dans le quartier Ballaro

L’église du Carmine maggiore, apprêtée pour une célébration, dans le quartier Ballaro

Palerme est une ville où le piéton est le bienvenu. Il fait bon s’y balader, entre le quartier populaire de Ballaro, où certaines rues ont un petit air d’Afrique, entre les communautés nigérianes, sénégalaises et ivoiriennes, la via Maqueda, qui permet de rallier l’opéra depuis l’hôtel de ville, dans une harmonie faite d’échoppes pakistanaises voire de marchands de rue et de boutiques chic, le quartier ancien de la Kalsa et sa rue de la soif parmi les rues pavées héritées de l’ère arabe et si proches du port. Les grandes artères se donnent volontiers l’air bourgeois des grandes capitales européennes, mais il suffit de bifurquer dans les petites rues pour tomber sur des façades à l’abandon ou des travaux interminables qui donnent un air de médina en chantier permanent à ce vieux Palerme qui, malgré tout, reste ancré dans ce qu’il convient donc d’appeler le Mezzogiorno.

Les joueurs de dame de Santa Chiara

Les joueurs de dame de Santa Chiara, dans le quartier Ballaro.

Même l’immeuble en face de l’hôtel de ville, sur cette opulente place aux dizaines de statues baroques que les Palermitains ont surnommé place de la honte (pensez donc, elles sont toutes nues) tombe en ruines. Malgré cela, Palerme garde sa beauté, et fait même figure d’exemple de mélange harmonieux entre différentes communautés directement dans le centre ville, loin du schéma habituel du centre gentrifié et des périphéries marginalisées.

Un cheval promené par deux hommes en scooter

Accessible à tous, le centre ville m’offrait cet après-midi-là une promenade photographique dans les ruelles d’une ville qui se préparait en toute simplicité à vivre le match tant attendu de la Squadra azzura contre l’Espagne, Euro de football oblige.

Alors que j’apercevais au bout d’une impasse toute une famille en tongs, shorts et T-shirts réunis devant la télé du garage, on m’intimait de me joindre à eux. Sans doute errer dans les rues à quelques minutes du début d’un match de la sélection nationale leur semblait impensable, et qu’une dose de compassion pour le vagabond sans téléviseur au moment crucial jouait dans l’invitation, mais toujours est-il que celle-ci était immédiate et sincère.

Dans un mélange vaguement italianisé d’espagnol et de français, je déclinais pour un début de reportage photographique qui m’entraînait ensuite un peu plus loin, dans une salle de jeux où l’on suivait avec tout autant de ferveur le jeu de l’Italie.

Puis, reprenant mon errance dans les rues de la Kalsa, j’entendais une clameur accueillir le premier but italien. Au détour d’une rue, une autre famille avait établi ses quartiers dans la rue, avec la télévision, pour profiter elle aussi du spectacle au grand air.

C’est en arrivant sur la place de la Vucceria, épicentre des soirées alcoolisées de Palerme, que je découvrais la foule, compacte, massive et indubitablement heureuse, en train d’assister à la victoire de ses joueurs. Même le marchand ambulant de street food semblait hypnotisé par l’enjeu.

L’Italie doublait le score, et la place se soulevait dans une clameur qui a bien dû secouer les morts jusque dans les catacombes.

29 juin

Il était désormais temps de retrouver Eddy, lui aussi rencontré six mois plus tôt lors de mon « visa run » palermitain, en allant le retrouver au centre de la Sicile. Le train m’emmenait à Caltanissetta, en serpentant parmi une mer de collines rondes comme une montagne qui se serait récemment assagie. Dans ce paysage vallonné, rural et jauni sous le soleil de ce début juillet, j’oubliais facilement être sur une île – la Sicile étant d’ailleurs la plus grande des îles de Méditerranée.

Caltanissetta est une bourgade administrative et judiciaire : « c’est là qu’on juge les affaires de mafia », m’apprenait Eddy. La croissance rapide après la guerre y avait multiplié les barres d’immeubles peu élégantes selon un plan qui plus est un peu chaotique. Eddy m’entraînait donc dans le centre ville ancien. Dans cet ensemble de ruelles en pente, vestige du passé arabe de la ville, mais aujourd’hui à moitié abandonné au profit des habitats modernes et sans charme de la ville moderne, il m’expliquait que Caltanissetta tire son nom de l’arabe qal’at an-nisa, signifiant le château des femmes.

Un snack et des antennes géantes

Le point culminant de Caltanissetta est peuplé d’antennes de télétransmission. C’est aussi là, à l’écart de la ville elle-même, que viennent flirter les jeunes couples de la ville.

Avec sa voiture, il m’emmenait aussi voir l’autre grande activité qui avait fait la fortune de la ville : les mines de soufre. Serpentant le long d’une route à flanc de colline, avec une vue toujours plus dégagée sur les vastes étendues vallonnées de la Sicile centrale, nous arrivions aux abords de l’ancien site minier, où les pâturages des troupeaux de vaches tentaient de reprendre à la montagne peu à peu les cicatrices minières d’un passé encore proche.

Mais pas assez pour que la route laissât à la voiture d’Eddy le pouvoir de passer. Les autorités n’entretiennent plus ces petites routes oubliées. Au terme d’un long détour, nous parvenions à Santa Barbara, lieu-dit voisin, où en 2008 un petit volcan fait de sédiments et notamment d’argile, surnommé le « maccalube di Terrapelata » (le mot maccalube étant d’ailleurs issu de l’arabe qalaba, « retourner ») a jailli du sol à raison de 20.000 mètres cubes, détruisant les habitations qui avait la malchance d’y être implantées.

Nous trouvions alors de paisibles petites flaques d’eau grisonnante d’où sortaient de temps à autre des bulles que le dieu des enfers Pluton envoyait pour rappeler qu’il n’avait pas totalement rendu ce lieu à sa quiétude initiale.

Eddy, qui se languissait de quitter à nouveau la Sicile pour retrouver un emploi comme ceux qu’il avait occupé au protocole de la présidence de la république italienne ou à l’exposition internationale de Milan, cherchait à tromper son ennui, que cette île, aussi grande soit-elle, cultivait inévitablement en lui. Aussi ma soif de découverte faisait elle écho chez lui à un besoin de voir du pays, fût-il le sien, avant de partir vers quel emploi dans la grisaille de Bruxelles, Strasbourg, Genève ou quelque autre hot spot de profils internationaux comme le sien.

Aussi nous partions visiter vers l’Est les villes de Calascibetta (encore un nom arabe), Leonforte, et Agira. La première dévoilait ses ruelles escarpées d’ancienne place forte, construite par les Sarrasins lors du siège de la ville voisine d’Enna au Xe siècle, puis utilisée par les Normands plus d’un siècle plus tard pour assiéger à leur tour les Arabes retranchés à leur tour à Enna…

Caltascibetta

Calascibetta

À Leonforte, nous partions à la découverte du site antique arabe, où les « Sarrasins » avaient creusé des maisons troglodytiques à même la falaise et tout un remarquable réseau de qanat (canaux) d’irrigation dont on peut encore voir l’essentiel.

Maisons troglodytiques de Leonforte

Maisons troglodytiques de Leonforte

A Agira, nous découvrions une ville à ce point accrochée à un pic montagneux que la voiture d’Eddy faillit y succomber en pleine ascension.

Paysage escarpé d'Agira

Au sommet, nous avions tout loisir d’admirer l’Etna, plus proche que jamais. Non loin de là, à l’extérieur de la ville, un cimetière canadien sur une charmante petite colline boisée offrait à ceux qui venaient rendre hommage au boys morts pour la libération de la Sicile un tête-à-tête bucolique avec la silhouette paternelle et sereine du grand volcan.

Cimetière canadien d'Agira, avec l'Etna à l'horizon

L’Etna veille sur les tombes des soldats canadiens.

2 juillet

Eddy m’emmenait à Enna, ville perchée sur un sommet parmi les plus hauts de Sicile, avec son amie Valentina. Là, ils me faisaient visiter le château qui domine les vastes étendues siciliennes, Calascibetta toute proche notamment. Seul l’Etna semblait nous surplomber de loin.
Dans les rues de la ville, d’étranges silhouettes d’hommes en tuniques blanches et bleues allaient et venaient pieds nus. En ce jour particulier, Enna se préparait à la procession annuelle en l’hommage de Sainte Marie de la Visitation. Sur le parvis du duomo, la cathédrale, la foule s’agglutine tandis que les hommes se préparaient à porter sur leurs épaules les effigies massives de Marie, Jésus et autres icônes sacrées.
Pour l’occasion, les curieux étaient venus en nombre, et s’étaient mis sur leur 31. Il fallait croire que la célébration religieuse attirait toute la Sicile centrale, tant les rues étaient denses de gens si bien apprêtés. Les dames avaient sorti leurs robes et chapeaux, et chez les plus jeunes d’entre elles, on rivalisait de beauté, au point que je me demandais si l’événement n’avait pas, au-delà de sa signification religieuse, un rôle de facilitateur de rencontre, tant ce jour était la sortie incontournable des alentours.

Quand l’effigie de Marie sort de l’église, la foule est toute captivée par l’événement. Certains font leur signe de croix sur le passage du cortège, car c’en est un : il faut pas moins d’une centaine d’hommes pour porter les deux poutres sur lesquels repose l’effigie. Viennent derrière les autres effigies, portées par des hommes plus jeunes, jusqu’aux enfants, qui sont également vêtus de la tunique traditionnelle et pieds nus pour la circonstance. Les mamans veillent tout de même sur leur progéniture tout au long de ce petit chemin de croix, offrant de l’eau à leur petit processionnaire quand le cortège s’arrête pour reprendre des forces.
D’autres passants suivent le cortège, sur tout ou partie de l’itinéraire de la procession, soit deux kilomètres. Car ce n’est qu’une fois par an que l’effigie de Marie parcourt ainsi les rues d’Enna.
Arrivé au bout de la ville, les plus vaillants des processionnaires osent le sprint pour grimper la longue pente qui mène vers l’église Monteselvo, où doit reposer l’effigie de Marie pendant deux semaines.

3 juillet

Eddy m’emmène voir la cote sud, du côté de la Scala dei Turchi. Là, une petite baie faite d’une curieuse falaise inclinée de calcaire et d’argile blanc attire de nombreux touristes. Le lieu, qui signifie escalier des Turcs, était dit-on prisé des pirates « sarrasins » qui y faisaient là escale. Mais les « Sarrasins » ne désignaient-ils pas les Arabes à l’époque, et non les Turcs ? « Si, en effet », m’expliquait Eddy : « En Sicile tu dis les Turcs pour indiquer les Arabes (enfin, ceux du passé) ! ». Dans l’imaginaire italien, le mot turc renvoie tout simplement à la barbarie. A croire que la barrière civilisationnelle basée sur la religion avait rejeté dans cette même altérité islamique les Arabes, qui avaient construit une bonne part de la Sicile médiévale (environ 250 ans tout de même), et les Turcs, pourtant inconnus en ces lieux. Et Eddy de m’apprendre quelques proverbes siciliens : « Mamma, li Turchi ! » (Mon dieu !), « sintìrisi pigghiàtu de li turchi » (se sentir oppressé) ou encore « Ogni Turco ka prendi è sò » (que personne ne parvenait à me traduire au-delà d’un mot à mot inexpressif).

Falaises blanches inclinées dites de Scala dei Turchi

Scala dei Turchi

Je ne pouvais m’empêcher de croire déceler un autre signe du rejet de ce passé musulman à chaque fois que sur les piliers de l’encadrure d’un portail je remarquais des teste de Mauri (têtes de Maures).

Deux "têtes de Maures" en vente devant un atelier de céramiques

Teste de Mauri

Toutefois, le dialetto sicilianu a su emprunter quelques mots à l’arabe, à tel point qu’on s’étonne parfois d’entendre au détour de quelque conversation téléphonique le mot meskine, qui signifie de ce côté-là de la Méditerranée comme de l’autre pauvre/malheureux.

Un peu plus loin, dans la banlieue d’Agrigente, depuis la voie rapide qui serpentait dans la vallée, nous avions tout loisir de voir ci et là de majestueux temples grecs nous surplombant depuis les hauteurs toutes proches. La Vala dei templi (vallée des temples) nous offrait alors une visite dans les vestiges étonnement bien conservés de la Grèce antique, qui s’étendait en Sicile, notamment depuis Syracuse.

Temple grec à l'arrière plan, statue en bronze de type grec au premier

Vala dei templi

Ainsi va la Sicile, terre qui a tour à tour été phénicienne, grecque, romaine, byzantine, arabe (ou arabo-berbère plus exactement), normande (c’est-à-dire viking), allemande, française (brièvement… les Français furent les envahisseurs les plus fortement et rapidement rejetés), catalane / espagnole, puis finalement, italienne…

5 juillet

L’oncle d’Eddy est ingénieur agronome, et l’heureux propriétaire d’une exploitation fromagère, exploitée pour lui par un métayer. Il nous a proposé de visiter les lieux. C’est donc tôt le matin que nous nous retrouvions, pour grimper sur les hauteurs des alentours. La ferme domine la vallée et rien ne semble pouvoir ici perturber le calme des lieux, à part peut-être les chiens et les chèvres qui donnent de la voix alors que ces visiteurs inconnus perturbent leur train train si bien réglé.

À peine rentrés dans l’atelier, un air chaud et chargé de l’odeur de lactose nous enveloppait, donnant presque mal de tête à la longue. Mais l’oncle d’Eddy nous expliquait les différentes étapes de préparation de ce qui est clairement le fromage phare de la gastronomie sicilienne. Je tentais de retenir, mais je finissais par sortir respirer de l’air frais à plein poumons, en me demandant comment peut-on être fromager et supporter un air aussi irrespirable des heures durant.

La ricotta, qui peut être préparée à partir de lait de chèvre, de brebis ou de vache, est certes un fromage à pâte fraîche, mais c’est surtout le composant essentiel de bien des desserts et viennoiseries spécifiquement siciliennes, à commencer par le cannolo, quasiment érigé en emblème gastronomique sicilien, ou encore la cassata.

Cannolo

Cannolo

Cette dernière tire possiblement son nom de l’arabe qas’at, petit récipient utilisé pour mouler l’ensemble, les Arabes ayant apporté la plupart des autres ingrédients utilisés dans cette pâtisserie. L’héritage arabe n’est décidément jamais loin en Sicile.

Cassata

Cassata

8 juillet

Nous partons retrouver Valentina dans sa ville de Montedoro. Avocate, elle travaille à Caltanissetta, et rentre à Montedoro voir ses parents régulièrement, mais comme Eddy elle aimerait mieux quitter son île, qui lui semble bien isolée au sud de l’Europe, et où les perspectives de travail sont si réduites que la plupart des jeunes rêvent aussi de partir.

Vue du village de Montedoro

Montedoro

À Montedoro, Valentina nous entraînait sur une colline, où une bâtisse qui a été moderne se dresse face au vieux village. Nous étions face au musée de la Zolfara, l’ancienne mine de souffre, qui a fait vivre Montedoro au XIXe siècle. Le guide nous montrait des photos de cette époque, où l’on voit des mineurs souvent nus « parce qu’il faisait trop chaud dans la mine », porter des roches ou pousser des wagons, certains ayant à peine 5 ou 6 ans : « La mine proposait aux parents d’éponger des dettes, résultant par exemple d’avances sur salaire jamais remboursées, en échange du travail de leurs enfants ». De quoi rappeler que la société salariale de ce capitalisme sauvage du XIXe pouvait donc recréer in fine l’esclavage en principe interdit, par la seule grâce du contrat déséquilibré entre le riche et le miséreux.

Le musée documentait avec une précision remarquable les effarantes différences d’espérance de vie, de taille après croissance et bien d’autres variables médicales ou sociales entre les mineurs et le reste de la population italienne. Si cette période impitoyable au cœur de la Sicile la plus reculée a pu être documentée, c’est notamment du fait de l’action de l’écrivaine et photographe Louise Hamilton Caico, une Franco-Anglaise qui a étudié les mœurs des Siciliens, en texte et en image, un peu à la manière d’un anthropologue, en écrivant Sicilian ways and days (1910) . Mais finalement, en cette fin de XIXe siècle qui l’a vue s’établir à Montedoro, n’y avait-il pas un monde qui distinguait cette fille de la bourgeoisie anglaise de ces campagnes du sud de l’Europe catholique brutalement jetées dans l’industrialisation sauvage ?

Enfants de la mine

Photographie présentée au musée de la Zolfara, à Montedoro

Quand la mine ne rapportait plus, la production déclinant peu à peu au début du XXe siècle, les effectifs de mineurs employés commencèrent à diminuer… et nombreux furent ceux qui émigrèrent alors en Belgique, où une importante communauté italienne, et notamment sicilienne, s’est établie, « parce que là-bas il y avait des mines, et les gens d’ici n’avaient que cette compétence », expliquait le guide.

Aujourd’hui encore à Montedoro, le retour de la diaspora établie en Belgique anime chaque été les rues de la petite ville, m’expliquait Valentina. Pas de quoi suffire à réanimer une ville qui semble surdimensionnée pour sa population depuis la fermeture de la mine. Alors le vide créé par une migration est comblé par une autre migration : à Montedoro, deux centres d’accueil de migrants ont été installés, principalement peuplés de Pakistanais. Ce jour-là, les associations encadrant l’accueil de ces migrants organisaient justement une soirée festive pour la fin du ramadan, sur la place du village, en face de l’église. Un buffet gratuit était servi aux curieux qui découvraient la cuisine pakistanaise, sur fond de chansons en urdu. Les Italiens observaient, curieux mais timides, les Pakistanais danser, puis la musique changeait pour de la taranta, musique traditionnelle du sud de l’Italie, dont une danseuse donnait une démonstration qui prenait quelque fois des faux airs de flamenco. Cette fois, c’étaient les Pakistanais qui demeuraient intimidés.

Danseuse de taranta, sur la place du village à Montedoro, pour la célébration de la fin du ramadan

Danseuse de taranta, sur la place du village à Montedoro, pour la célébration de la fin du ramadan

10 juillet

Cefalu est une petite ville comme coincée entre la montagne et la mer, à environ une heure de train à l’est de Palerme, ce qui en fait la sortie balnéaire de bien des Palermitains, jeunes notamment, qui descendaient comme Eddy et moi du train en une horde armée de parasols et de glacières. D’un côté, le front de mer, longue succession de plages privées ; de l’autre, la ville comme blottie contre la montagne.

Cefalu

Cefalu

Davantage attiré par celle-là, je composais toutefois avec la balnéophilie de mon hôte et me retrouvais d’abord sur un transat payant, à lire du Jack Kerouac comme pour exprimer quelque résistance symbolique à ces lieux si banalement domestiqués, lorsque soudain l’établissement voisin eut l’audacieuse idée de transformer la plage en quelque concert électro de bas étage, à renforts de basses tonitruantes et alors que quelque « DJ » ou animateur de plage s’égosillait pour générer un enthousiasme artificiel dans la foule amassée devant lui à grands coups de « mani al cielo ! » (« les mains vers le ciel »). Les beats de l’électro bousculaient la prose du père de la beat generation.

Plage de Cefalu

Animation de plage à Cefalu

11 juillet

C’est à destination d’une plage plus calme et confidentielle qu’Eddy m’emmenait cette fois, du coté de Scopello, à l’ouest de Palerme. Sur la route, en sortant de Palerme, non loin de l’aéroport, nous passions devant le mémorial en l’hommage des victimes de l’attentat du 23 mai 1992, lorsque Cosa Nostra fit exploser à distance l’autoroute pour assassiner le juge Falcone, avec sa femme et ses gardes du corps. Un autre juge antimafia, Paolo Borsellino, avait lui aussi été assassiné dans un attentat à la voiture piégée deux mois plus tard.

Banderolle avec les portraits des juges Falcone et Borsellino

« Vous ne les avez pas tués : leurs idées marchent sur nos jambes », disent ces banderoles. Photo : Orzetto / Wikimedia

Un peu partout à Palerme voire dans le reste de la Sicile, il n’était pas rare de trouver les deux portraits des juges, devenus une icône du combat contre la mafia.

L’importance de Cosa Nostra en Sicile aurait même permis selon certains historiens de faciliter le débarquement allié, après que des contacts entre responsables américains et parrains de la mafia auraient eu lieu, sans que la nature des contre-parties exigées ne soit toutefois connue, ni même la réalité de ces accords attestée.

Arbre recouvert de message de soutien aux deux juges assassinés

Sur l’avenue Emanuele Notarbartolo, la mémoire des deux juges Falcone et Borsellino est entretenue.

C’est à l’extérieur de Scopello qu’une crique voit affluer de nombreux visiteurs chaque jour. La tonnara de Scopello est une ancienne pêcherie de thon, reconvertie en plage privée, où l’entrée est payante, et l’accès restreint : bien souvent, il faut que quelqu’un sorte pour que quelqu’un puisse rentrer.

La tonnara de Scopello

La tonnara de Scopello

Là encore, l’or bleu qu’est le littoral se monnaie, sur un mode un peu plus élitiste toutefois.

Nous arrivions ensuite à San Vito Lo Capo. Ville moderne aux longues plages, où la principale curiosité est le sanctuaire de la ville, une église de forme carrée, car construite à partir d’un ancien bâtiment militaire, et organisée en arc de cercle à l’intérieur.

Le sanctuaire de San Vito lo Capo

Le sanctuaire de San Vito Lo Capo

Chaque année depuis 1998, la ville organise un festival international du « cous cous » (en sicilien, le mot s’écrit ainsi, ou quelquefois kuskus), qui voit s’affronter des équipes venues de plusieurs pays. Malheureusement l’événement était prévu pour septembre.

15 juillet

On n’entend généralement guère parler de Favara, petite ville perchée sur les hauteurs des alentours d’Agrigente, tant la Scala dei Turchi et la Vala dei templi drainent l’essentiel de l’intérêt des visiteurs locaux. Dans cette bourgade pourtant, un projet audacieux de « ferme culturelle » a aménagé une ruelle en une aire dédiée à l’art contemporain, qui s’expose à l’intérieur comme à l’extérieur. Des concerts de musique animent les lieux, décorés comme quelque galerie avant-gardiste de Berlin ou New York.

Après avoir visité une galerie photo, Eddy et moi découvrions une performance artistique étonnante : chacun notre tour, nous rentrions dans une pièce d’à peine trois mètres sur trois, avec pour unique compagnie une danseuse d’art contemporain. Avec pour instruction de ne pas sortir du cercle sur le sol qui m’était imparti, j’assistais alors à la danse contemporaine comme faite sur mesure pour moi par cette artiste, qui se collait à un mur, se contorsionnait sur le sol, me regardait avec violence, tourments et passion, dans une expérience déstabilisante, où le visiteur ne peut rester totalement en retrait, fût-ce par le regard, qu’il fallait bien rendre. Il fallait être là, être présent, comme mon « interlocutrice » muette de parole, mais pas d’expression corporelle, elle, l’était si intensément. Expérience positivement déroutante.

Je retrouvais Palerme, où là encore une vie culturelle riche ne manque d’animer les rues. Qu’il s’agisse d’une chorale classique sur la via Maqueda, ou d’un atelier de danse ouvert à tous les curieux passant par là.

Une pianiste et son clavier, un choeur de femmes et un chef d'orchestre dans la rue

Chorale de rue sur la via Maqueda

Couples de danseurs sur une place de Palerme

Couples de danseurs sur une place de Palerme

Mais un matin que je prenais le bus pour aller voir quelque magasin d’articles de photographie au nord de la ville, je voyais une vieille dame se frayer difficilement un chemin dans la foule, et espérer en vain qu’un siège se libérât. Deux adolescents d’à peine 16 ou 17 ans se mirent à rire du malheur de la vieille, l’un d’eux lui criant à plusieurs reprises « Je dois m’asseoir, j’ai des varices ! », goguenard. Excédée, la vieille tenta en vain de le gifler, avant de maugréer en restant debout quelques minutes. Le jeune insolent se leva finalement, laissant son siège à la dame, mais en continuant de lui glisser ce qui semblait être d’acides paroles tout aussi moqueuses. L’envie d’intervenir bouillait en moi, et seule une incertitude sur ce qui se disait, et ce que j’aurais bien pu dire dans le mélange d’espagnol, de français et d’italien qui me servait de lingua franca quotidienne, m’en empêchait.

Mais je m’en voulais de rester en retrait, comme les autres passagers, aussi, quand le jeune idiot sortait finalement, je me rappelais quelques fondements de taekwondo pour envoyer son sac à dos et son contenu s’envoler aussi haut que ses bretelles le permettait, et lui dire méchamment tout mon mépris dans la langue de Molière qu’il recevait comme une improbable et incompréhensible rupture de sa tranquille vie de voyou intouchable.

Il sortait donc du bus… pour mieux y remonter avec son compère, dont je redoutais alors quelque embuscade à ma descente du bus, qui pourrait s’avérer d’autant plus dangereuse que mon sac à dos était lesté de mon précieux appareil photo. Et si pareil sentiment d’impunité de leur part cachait quelque protection au sein de la mafia ? Je ne savais guère quel degré de ridicule ce raisonnement pouvait bien avoir. Les autres passagers, qui avaient bien compris la situation, affectaient naturellement la même indifférence à mon égard qu’à celui de la vieille. Je me cachais donc, accroupi, à l’arrière du bus, juste après un arrêt, et les deux ados descendaient à ma recherche, pendant que les portes se refermaient et que je soufflais à nouveau. La vieille dame ne parlait pas français, mais sa voisine si. Je partageais ma sidération, surtout devant l’inanition des passagers du bus pourtant bondé. La scène énervait encore la première, mais rien de tout cela ne surprenait la seconde : « Nous les Siciliens on ne dit jamais rien ! », relevait-elle, fataliste.

Heureusement Eddy m’instruisait sur l’art de vivre à l’italienne dans ses aspects plus sympathiques : le cappuccino se boit uniquement le matin, l’espresso toujours d’une traite, et la pizza ne se mange que le soir. Et, contrairement à une légende urbaine, utiliser des couverts pour celle-ci est parfaitement permis.

Une fois instruit de ces quelques indispensables éléments de civilisation italienne, c’était le moment de retrouver Ghita, cette fois non plus en Tunisie, mais dans la forteresse Schengen dont elle avait pu décrocher un visa, au prix toutefois de quelques mensonges, car le visa n’est délivré qu’avec des garanties en terme de logement, qui supposent de réserver des hôtels factices juste pour rassurer le consulat sur la réalité des vacances que suppose ce voyage. Eddy, qui avait bien essayé de se poser en hôte, était tombé sur des autorités locales totalement dépassées. Payer de fausses réservations pour amadouer le consulat, puis les douanes aux contrôles tatillons, est généralement le lot commun bien connu de nombreux Marocains, Algériens et Tunisiens voyageant occasionnellement en Europe.

Lot de consolation, le théâtre Politeama l’accueillait toutefois avec un orchestre philharmonique en plein air, pour un concert surprise mémorable.

Orchestre devant le théâtre Massimo

Orchestre devant le théâtre Politeama

À Palerme, nul édifice emblématique n’incarne la ville comme la tour Eiffel à Paris ou le Colisée à Rome. La ville n’a nul besoin de pareille figure de proue pour vanter ses charmes : le Palermitain déambule entre des quartiers populaires et des édifices baroques, sans que la modestie des premiers ne soit un repoussoir ni sans que les seconds n’en fassent trop.
Il faut toutefois reconnaître que le palais des Normands s’avance dans le patrimoine palermitain avec des airs de navire amiral.

Façade du palais arabo-normand

Vue arrière du palais normand, quelquefois désigné palais arabo-normand

Siège du pouvoir régional, cette bâtisse est l’héritière d’une forteresse carthaginoise du VIIe siècle avant notre ère, modifiée par ses maîtres successifs romains, byzantins, arabes, et normands notamment.
Nous y découvrions la chapelle palatine, où, du sol au plafond en passant par les piliers, pas un centimètre carré n’était privé de ses ornements, qu’ils fussent de telle ou telle influence : je remarquais notamment le plafond en bois orné d’étoiles andalouses, à huit branches, dont les contours étaient faits de calligraphie arabe et contenaient des effigies chrétiennes, ou les frises murales de type berbère comme autant d’éléments familiers au Maghreb.

Pas si loin de là, sur l’avenue Victor Emmanuel, la cathédrale (et ancienne mosquée) étalait son imposante silhouette baroque, nous ne manquions pas d’admirer de son toit la vue sur Palerme.

Cathédrale de Palerme

Cathédrale de Palerme

Plus au nord, non loin des catacombes, je croyais découvrir avec le palais de la Zisa l’exemple d’architecture arabe le plus remarquable… mais c’est sous la période normande qu’il fût construit, au XIIe siècle. Le syncrétisme des Normands y a ici permis la réalisation d’un palais d’inspiration andalouse, avec l’utilisation de l’eau pour apporter la fraîcheur comme dans l’Alhambra de Grenade.

Pour rester à Palerme, n’oublions pas également de mentionner la Cuba, vestige d’un palais luxuriant construit à la fin du XIIe siècle par les Normands, là encore en reprenant les codes de l’architecture arabe, l’église normande de San Giovanni Degli Eremiti, ou encore l’église San Cataldo toutes surmontées de cette coupole rouge caractéristique de l’architecture normande.

Ou encore ce qui reste de l’église San Dionigi dans le jardin botanique de Palerme.

Dans le jardin botanique de Palerme

Dans le jardin botanique de Palerme

Nous partions alors pour Cefalu, que nous découvrions tout autant envahie de touristes que lors de ma première visite, tant les ruelles pavées de cette petite cité balnéaire composaient la carte postale d’une Sicile authentique, mais avec la mer en bonus, ce que les villes de l’intérieur n’auraient jamais su inclure dans leurs offres pour tour-opérateurs. À mi-chemin entre Palerme et les non moins cotées îles éoliennes, Cefalu abondait d’agences proposant des excursions en bateau vers cet archipel volcanique tout proche. Mais une randonnée sur la colline qui surplombe la ville nous offrait une visite plus calme, et sans doute la vue la plus intéressante sur une ville qui réunit les étendues arides des pâturages si fréquents en Sicile, et un plan d’ensemble sur une cité en tête-à-tête avec l’azur méditerranéen.

26 juillet

Ghita et moi partions ensuite pour les îles Éoliennes, depuis le port de Milazzo. Tout cet archipel situé au nord-est de la grande île de Sicile semblait être un caprice de Pluton, tant l’origine volcanique des lieux s’imposait avec évidence. Depuis l’île de Lipari, nous avions tout loisir d’apercevoir les autres îles voisines comme autant de confettis volcaniques jetés la à la façon de quelques dés telluriques.

L'île de Salinas, vue de celle de Lipari

L’île de Salinas, vue de celle de Lipari

Au nord de l’île, la plage d’Acquacalda étalait ainsi ses galets noirs, tandis qu’au sud le belvédère de l’observatoire offrait une vue plongeante sur le petit volcan de l’île si voisine de Vulcano que la musique des hôtels nous parvenait à travers la mer.

L'île de Vulcano, vue de celle de Lipari

L’île de Vulcano, vue de celle de Lipari

Tout en relief, l’île de Lipari offrait à la fois une végétation verte et riche, une ville principale animée et des villages secondaires qui en faisait naturellement l’île majeure de l’archipel, qu’une armada de scooters, méharis et voitures de location conduits par les nombreux touristes italiens et étrangers ne cessait de sillonner.

Lipari

Lipari

Dans les ruelles de la ville de Lipari, nous découvrions un fort où une église est dédiée à la mémoire de l’apôtre Barthélémy, dont le cercueil en plomb aurait miraculeusement flotté en 580 depuis les rives de l’Asie où il aurait été tué en martyr. Un cloître normand prolongeait l’église.

Saint Bartolomé avec son attribut, la couteau

Saint Barthélémy est célébré à Lipari

Le port nous offrait quant à lui un spectacle joyeusement décontracté, alors qu’une étrange embarcation naviguait entre les pontons. C’était une voiture, que deux passionnés de bricolage avaient visiblement adapté en véhicule amphibi équipé de puissantes enceintes d’où des chansons de pop italienne inondaient le port, déclenchant l’amusement des badauds, qui ne manquaient pas d’immortaliser ce beau moment de dolce vita, mais aussi l’intervention de la brigade maritime des carabinieri, que pareille embarcation non homologuée ne manquait d’intéresser.

Voiture amphibie dans le port de Lipari

De Lipari, nous embarquions pour les îles voisines de Panarea et de Vulcano. La première était un paradis pour grandes fortunes, qui achetaient un bon nombre des villas splendides aux façades blanches de cette île enchanteresse ou aucune voiture n’était autorisée à circuler, hormis quelques taxis-voiturettes de golf qui proposaient pour 9 euros le trajet sur l’unique chemin de l’île vers la plage et la crique de Panarea, que nous rallions en une demi-heure de marche.

Sur l'île de Panarea

Sur l’île de Panarea

La seconde comportait pas moins de trois volcans, dont nous grimpions le principal pour constater au sommet quelques émanations de souffre tant par l’odeur si chargée, comparable a celle d’un œuf pourri, que par les fumerolles s’extirpant du ventre de la Terre au-dessus de plaques de minerai jaune.

Vulcano

Vulcano

31 juillet

Nous quittions ensuite Lipari et les îles Éoliennes pour Messine, d’où nous attendions le train pour Catane, la seconde ville de Sicile, lorsqu’un policier vint contrôler les papiers de Ghita, mais pas les miens.

A Catane, sitôt arrivés nous découvrions dans le parc central de la ville une cinquantaine de personnes dansant la valse dans un kiosque, avant de partir à la découverte de la ville, où nous visitions l’opéra Massimo Bellini, celui-là même où la fameuse scène du film Johnny Stecchino fut tournée.

Opéra Massimo Bellini

L’opéra Massimo Bellini à Catane

La ville, immense, est la deuxième de Sicile, et la dixième d’Italie. Catane débordait d’édifices imposants et majestueux, dont le très raffiné ancien monastère des Bénédictins.

Dans le monastère des Bénédictins

Dans le monastère des Bénédictins

Nombre de murs étaient faits de roche volcanique, du fait de l’Etna voisin, ce qui donne une coloration brune atypique à bien des rues.

Une statue d'éléphant en lave volcanique

L’éléphant est l’emblème de la ville. Sur la place de la cathédrale, sa statue est en pierre volcanique.

3 août

Nous partions ensuite de l’autre côté de l’île, à Trapani, au terme d’une journée en train, pour découvrir les rues dégagées de cette cité baroque avançant en presqu’île vers la mer. Outre sa cathédrale tout en luxe à dominante blanche, Trapani m’alertait pour une raison plus prosaïque.

Cathédrale de Trapani

Cathédrale de Trapani

Au détour d’une rue, c’était d’abord l’échoppe d’un snack qui nous intriguait Ghita et moi. L’homme y proposait ici des arancini, spécialité sicilienne consistant habituellement en des boulettes de riz renfermant une garniture faite généralement de viande ou d’épinards. Mais là, c’était différent : l’homme avait mis au point des arancini au cous cous, en confectionnant des galettes de semoule garnies des légumes habituels de ce plat qui, en cette partie occidentale de l’île, prenait les attributs de spécialité locale. Naturellement, nous ne quittions les lieux qu’après avoir fait honneur à cette louable contribution au brassage des cultures autour de la Méditerranée.

Arancino au cous cous

Arancino au cous cous (attention, la Sicile est partagée en deux camps, celui de ceux qui considèrent arancino comme un mot masculin, et les partisans de l’arancina, au féminin…)

Nul besoin de se précipiter toutefois, car le cous cous est incontournable dans l’ouest de la Sicile, et donc à Trapani, notamment parce qu’on trouve là des communautés marocaines et tunisiennes qui sont quasi absentes sur le reste de l’île.  En fait nous arrivions juste à temps pour l’ouverture des « Cous cous days ». Sur une place près du front de mer, différents restaurateurs de la ville animaient chacun un stand, proposant son meilleur cous cous, que les curieux venaient déguster à raison de petites portions à emporter, généralement accompagnées de bière ou de vin.

Le cous cous sicilien, globalement inspiré du couscous tunisien, est généralement épicé (quoiqu’un peu moins), sa semoule virant donc sur le rouge, et les poissons et fruits de mer en sont généralement la base. Mais il n’est pas rare de trouver des cous cous noirs, avec la sèche et son encre colorant la semoule, signe que le cous cous sicilien s’adapte à la culture de la pêche propre à la Sicile. L’hiver, on peut également déguster un cous cous… de brocolis et de porc.

De Trapani, nous ne manquions pas de prendre le téléphérique pour grimper sur la montagne voisine, d’où le village fortifié d’Erice donne à voir Trapani, ses salines, les îles Pegadi et les montagnes qui se jettent dans la mer entre Trapani et San Vito Lo Capo. Sur la charrette en bois d’un guide attrape-touristes, des motifs peints à la main témoignaient encore du passé arabe de la Sicile, en évoquant la « bataille » de Palerme (en fait, une mise à sac avec pillage) qui avait opposé en 1063 le général Hassan et l’amiral du royaume de Pise Giovanni Orlando allié au roi normand Roger Ier.

Détail de la charrette, mentionnant la "bataille" de Palerme

Détail de la charrette, mentionnant la « bataille » de Palerme

6 août

Le lendemain, nous partions pour l’île de Levanzo, modeste île de pêcheurs en face de Trapani, où le temps semble comme suspendu au rythme du clapotis des vagues.

Levanzo

Levanzo

7 août

Nous faisions ensuite escale à Castellemare Del Golfo, sur la route du retour vers Palerme. Là, nous trouvions une petite ville tout en relief escarpé se jetant dans la mer, au bord de laquelle un château arabo-normand abritait un musée de la mer, qui rappelait notamment que les premières techniques de pêche au thon, activité qui avait fait la fortune de ce littoral nord-sicilien, y avaient été mises au point par les Arabes.

Castellammare Del Golfo

Castellammare Del Golfo

11 août

Après un passage par San Vito Lo Capo et Caltanissetta, nous prenions la route pour Noto. Nous découvrîmes alors une étonnante cité au mille édifices somptueux, tel une sorte de Disneyland baroque. La ville, qui avait été détruite en 1693 par un violent séisme, a été intégralement reconstruite en suivant donc les codes architecturaux baroques, ce qui en fait un concentré d’opulence des plus surprenants.

Une rue de Noto

Noto est classée au patrimoine mondial de l’Unesco.

14 août

Ghita repartait au Maroc, me laissant à la lente résurrection du site toujours piraté de ReporMed et autres œuvres journalistiques depuis Palerme.

Un cycliste sur le front de mer de Palerme

Le front de mer de Palerme

23 août

J’explorais cette fois en solo Mazara del Vallo, au sud-est de la Sicile. La ville a été la première à être conquise par les Sarrasins, dès le IXe siècle. Je découvrais donc sur les murs de la vieille ville (qu’on appelle « la kasba ») des céramiques relatant cette histoire, les céramiques étant connues pour être par ailleurs la spécialité locale.

Vignettes céramiques sur les murs de la kasba de Mazara del Vallo

L’histoire du passé arabe de Mazara del Vallo (cliquer sur l’image pour l’afficher en grand)

À Mazara, la mémoire de la ville s’affiche particulièrement sur les murs : dans l’ancien quartier juif, hommage est rendu à la communauté israélite, dont le lieu de culte a été détruit en 1750 pour y bâtir… une église.

La ville, qui a la particularité d’avoir une importante communauté maghrébine, a une petite mosquée qui lance l’appel à la prière depuis les ruelles du centre. « C’est la seule mosquée en Europe qui a ce droit ! », se targuait à mon intention l’imam (à tort apprenais-je par la suite). Les fidèles réunis à la sortie de la salle de prière m’expliquaient que c’était l’action d’un converti, proche du conseil municipal, qui avait facilité les choses (en s’interdisant toutefois la première prière du matin).

Dans les rues de la kasba

Dans les rues de la kasba

En vagabondant du côté du port, je rencontrais Hamid, jeune pêcheur marocain, et une occasion inattendue de pratiquer un peu de la darija marocaine. Avec lui, je me baladais le long du front de mer de Mazara. Fiancé avec une Italienne, Hamid me confiait avoir eu du mal initialement à se faire accepter par sa belle-famille, mais ajoutait, soulagé, qu’il avait déjà passé ce cap, et se voyait désormais se marier prochainement.

Je me perdais également aux abords de la ville, débordant le port et ses ateliers pingres pour finalement être abordé par une voiture de trois touristes brésiliennes. Elles cherchaient le centre-ville, et me prenaient en stop comme guide improvisé. « Vous avez entendu parlé du tremblement de terre ? », me demandaient-elles. Je n’en avais aucune idée, mais le centre de l’Italie avait été secoué dans la nuit par un violent séisme qui s’était avéré particulièrement meurtrier. « Ce sont nos amis et nos familles au Brésil qui nous ont appris la nouvelle », se piquaient-elles de remarquer. Et l’information me parvenait donc après avoir transité par Rio de Janeiro…

26 août

Avec Eddy et sa mère, nous partions explorer un des recoins de cette vaste Sicile que je n’avais guère visité. Nous arrivions à Segesta, site archéologique à l’ouest de l’île, où un imposant temple grec de style dorique trône sur sa colline.

Temple de Segesta

Le temple de Segesta est l’un des mieux conservés parmi les vestiges grecs antiques.

À quelques centaines de mètres, une autre colline abrite les fondations de ce qui est présenté comme la première mosquée identifiée sur l’île, mais dont il ne reste presque rien, et un théâtre remarquablement conservé, qui offre à ses spectateurs une vue imprenable sur la plaine qui en contrebas mène jusqu’à la mer.

Théâtre de Segesta

Théâtre de Segesta

Nous prolongions ensuite l’escapade du côté de Gibellina, que les arabophones comprendront naturellement être « la petite montagne ». Mais il y a deux Gibellina : l’ancienne, et la nouvelle. L’ancienne a été intégralement détruite par un tremblement de terre en 1968, et sur le site se dresse un mémorial fait de blocs de béton blanc en lieu et place des anciens bâtiments. On se promène donc dans les « rues » de cette ville-cimetière, qui n’est pas sans évoquer le mémorial de l’Holocauste à Berlin, avec le poids des quelques 400 morts de cette tragédie qui avait alors ému l’Italie.

Mémorial de Jibellina

Mémorial de Gibellina, construit dans les années 1980

Le musée de Gibellina expose les photos d’alors, qui rappellent un peu celles de Hiroshima et Nagasaki, tant la ville était devenue une succession de ruines. C’était un sentiment étrange que d’arpenter ce mémorial alors même que les émissions de débat à la télévision italienne ne cessaient de revenir sur le récent tremblement de terre d’Amatrice, dans lequel près de 300 personnes avaient trouvé la mort, réactivant un débat récurrent sur les normes de construction antisismiques.

La nouvelle Gibellina, construite à quelques kilomètres de là, est donc une ville totalement neuve, aux plans d’urbanisme particulièrement aérés, avec des bâtiments avant-gardistes (ou qui l’ont été lors de leur construction) agrémentée de nombreuses statues d’art contemporain, et d’expositions photographiques à l’air libre, donnant un air insolite de friche artistique à ciel ouvert, le tout dans un état de quasi abandon tant les rues sont désertes.

Je préparais alors mon départ de Sicile, cette grande île qui m’était inconnue quelques mois auparavant et pour laquelle je sentais désormais un enivrant sentiment de familiarité, pour l’avoir arpenté dans bien des sens, jouant à y déceler toutes les traces d’arabité qui permettaient d’atténuer cette trop binaire séparation de la Méditerranée en une rive Sud et une rive Nord.

Carte non exhaustive des localités siciliennes aux noms dérivés de l’arabe

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Related Post