ReporMed Reportages Un week-end hippie au rassemblement européen de la Rainbow family

Un week-end hippie au rassemblement européen de la Rainbow family




Un « rassemblement spirituel mais non religieux » : le « 35e rassemblement des tribus », ou rassemblement annuel européen de la Rainbow family, s’est tenu dans les Alpes italiennes du 23 juillet au 21 août 2017, avec au menu, méditation, yoga et spiritualité New age, le tout reposant sur la participation volontaire des « frères » et « sœurs », sans hiérarchie.

« Welcome home » (bienvenu chez toi) : c’est par ce slogan Rainbow que des participants me saluent de plus en plus, alors que le camp du rassemblement est désormais très proche, et alors que je viens d’abattre une longue randonnée de plus de 5 heures de marche depuis le village de Tramonti di Sopra, dans les Alpes italiennes, non loin de la Slovénie et de l’Autriche.

Car le mouvement Rainbow se définit comme une grande famille, où chacun s’appelle « frère » ou « sœur » et où la réunion de chacun avec tous en osmose avec la nature doit permettre d’ « exprimer [le] désir sincère de paix sur Terre et d’harmonie entre les peuples », loin du monde extérieur, si corrupteur qu’il est rebaptisé « Babylone », en écho à ce terme hérité notamment de la théologie judéo-chrétienne (Babylone comme cité du vice) également popularisé via la pensée rastafari à travers les chansons de reggae, de rap ou de rock indie (Babylone comme grande cité corruptrice). La véritable maison de ces néo-hippies, c’est le rassemblement Rainbow, « Babylone » étant dès lors reléguée au statut d’une version imparfaite de la civilisation, gangrenée par l’argent, le développement chaotique et l’égoïsme.

Affiche d'invitation à l'événement

Extrait de l’affiche d’invitation au rassemblement européen de la Rainbow family de l’été 2017, près de Tramonti di Sopra (nord de l’Italie). Le document n’est envoyé que par email, via des groupes de discussion privés, avec défense de partager ces informations en public sur le web.

Dans un rassemblement Rainbow, l’alcool et les appareils électroniques ne sont en principe pas les bienvenus. L’autorité et la hiérarchie y sont également inconnues : l’organisation et l’entretien du campement sont assurés par le travail volontaire et spontané des participants. Les transactions marchandes sont proscrites. Certains sont nus, d’autres habillés, selon la guise de chacun.

Le jour s’apprête à tomber : près du grand feu, au centre du Cercle principal (« assez large pour accueillir toutes les personnes attendues », précise le Mini-manuel Rainbow, sorte de guide de bonne conduite pour la tenue des rassemblements Rainbow), les participants se réunissent pour le « food circle » : l’un des deux repas (végétariens naturellement) communautaires de la journée. Une ronde se forme autour du grand feu, puis une seconde encore plus grande, tant l’affluence est grande : les participants se comptent par milliers, tant la vallée est parsemée des nombreuses tentes des participants, sur de nombreux hectares.

Rassemblement Rainbow européen dans la vallée de Tramonti di Sopra

Vue générale de la vallée dans laquelle le rassemblement européen de la Rainbow family s’est tenu, du 23 juillet au 21 août 2017.

La main dans la main, les « frères » et les « sœurs » commencent à pousser de concert un « om » de méditation qui s’étire dans une atmosphère de recueillement. Les mains finissent par se lever vers le ciel, paumes contre paumes, puis tournées vers le ciel. Les mains reviennent jointes au niveau du front, puis du cœur, et s’ensuit une prosternation contre l’herbe grasse du sol, que quelques secondes plus tard chacun tambourine, reproduisant le son qu’un troupeau de chevaux ferait en galopant dans la plaine. La ronde se relève, se remet main dans la main, et entonne alors des chants Rainbow, comme « I surrender, I open up my heart, my body, my soul » (« Je lâche prise, j’ouvre mon cœur, mon corps, et mon âme »). De temps en temps, un participant amène la main de son voisin à hauteur de sa bouche et y pose un baiser, les yeux tendrement dirigés vers ceux de l’embrassé, qui à son tour transmet cette manifestation de tendresse à son/sa voisin(e), propageant ainsi une vague qui plusieurs fois circule de par la ronde.

Un nouveau cercle, plus resserré, se forme, à côté, et non autour du feu : c’est le cercle des volontaires pour distribuer la nourriture. Un « service focalizer » (chargé du service) volontaire, soit un des serveurs avec l’expérience de ce genre de distributions massives de nourriture, donne les instructions au reste de l’équipe, qui se répartit les rôles en quatre différentes équipes.

Les serveurs mangeront en dernier, après que les grandes marmites préparées par les volontaires de la cuisine auront été vidées, au terme de deux services, dans les gamelles des participants.

Pendant le repas, un groupe de musiciens et de jongleurs passe autour du feu, se faisant remarquer des dîneurs : c’est le passage du « magic hat » (chapeau magique). Si les transactions marchandes sont interdites, l’approvisionnement en nourriture suppose que des volontaires aillent acheter de la nourriture au village le plus proche, et pour ces excusions vers « Babylone », chacun se voit invité à contribuer par un billet dans le chapeau magique. Ceux qui n’ont pas d’argent… embrassent le chapeau.

Le grand feu occupe en tout cas une place centrale dans le campement, et il revêt une importance quasi-sacrée : une des « règles » (coutumière) Rainbow défend d’y brûler autre chose que du bois ou d’y cuire quoi que ce soit. Il est en permanence entretenu et ne s’éteint généralement pas.

Le site comprend également des « communos », des sites appartenant à tous, comme la cuisine, le tea market (feu pour faire le thé), le music temple, ou quelques autres tentes communautaires.

Carte du Rainbow gathering européen de 2017

Plan du campement du rassemblement Rainbow européen de l’été 2017, près de Tramonti di Sopra (nord de l’Italie).

L’une d’elle est un tipi, monté à la manière traditionnelle des Indiens d’Amérique, par trois frères (de sang, ceux-là), des Français habitués des rassemblements de la Rainbow family. Ce soir-là, une soirée autour du feu y réunit une quinzaine de participants, qui enchaînent les chansons et les morceaux de guitare. Un des frères propose une cérémonie du joint, à la manière des Amérindiens là-encore. Sitôt le joint roulé, le frère, assis en tailleur, le pointe vers lui avec gravité, le rapprochant au-dessus de sa tête, au niveau de son torse, comme pour s’en asperger à la manière de quelque encens, avant de prononcer avec solennité quelque bénédiction en invoquant Pachamama, la déesse de la Nature de la mythologie inca dans les Andes précolombiennes. Le joint tourne ensuite de main en main, chacun tâchant de prononcer une parole spirituelle ou de remerciement à l’égard de la Rainbow family et de la Nature. Chaque prise de parole est ponctuée d’un « aho ! » entonné en chœur par le groupe pour exprimer son approbation. « C’était un moment très intense », résumera peu après Jean, un autre Français, à Anika, une Autrichienne arrivée en retard. Avec celle-ci, professeure de yoga, la discussion dérive alors vers la pratique de la méditation en « sweat lodge » (hutte à sudation), conformément à cette tradition également inspirée des Amérindiens et en vogue dans les milieux New Age, consistant à pratiquer la méditation en transpirant sous l’effet d’une forte chaleur, à l’intérieur d’un tipi. « Une fois j’en ai trouvé un, mais ce n’était qu’un sauna… je suis parti assez vite », raconte avec regret Jean, qui déplore la carence spirituelle de l’expérience.

La Rainbow Family of Living Light, de son nom complet, est apparue dans les années 1970. On considère qu’elle remonte au festival de rock « Vortex I: A Biodegradable Festival of Life » en 1970 dans l’État de l’Orégon, organisé par les milieux de la contre-culture de Portland – eux-même inspirés par le succès du concert de Woodstock l’année précédente – et en protestation contre la guerre au Vietnam du président Nixon. Le premier rassemblement Rainbow a eu lieu en 1972 au Colorado. A la différence du Burning Man festival, autre rassemblement phare de la culture alternative néo-hippie, mais où l’entrée est payante, les Rainbow gatherings sont dans le rejet complet du marchand. Pas d’organisation, pas de ticket à acheter, pas de sponsors naturellement…

Tente avec des enfants qui jouent, sur le site du Rassemblement Rainbow

Les enfants ont aussi toute leur place dans les rassemblements de la Rainbow family, à condition de supporter le camping sauvage.

Dans le sillage de ces rassemblements, une prophétie a fini par rencontrer un certain succès, prophétie partagée par plusieurs tribus amérindiennes, dont la variante de la tribu Hopi a été la plus largement partagée, selon laquelle après les massacres d’Amérindiens par l’homme blanc, ceux qui ont été tués reviendraient à la vie, sous différentes couleurs, avec un nom proche des Hopis, et qui mettraient un terme au saccage de la nature, « avec la seule force de la paix », et que ces « guerriers de l’arc-en-ciel » « reformeraient le cercle sacré de l’harmonie » en enseignant « l’unité entre toutes les races et les religions véritables de l’humanité » et en « [retournant à la Nature, qu’ils respecteront, pour y vivre de la Terre nourricière et s’y assembleront en tribus ».

Ce mythe contemporain a cependant été démenti par le chercheur spécialiste des médias Michael Niman, pour qui ces racines amérindiennes ont été purement inventées et tiennent plus de la culture New Age (People of the Rainbow : a Nomadic Utopia (en anglais), de Michael I. Niman, aux Presses universitaires du Tenessee, 1997 [réédité en 2011]).

Cette identification bienveillante à la cause des Amérindiens a même fini par agacer ces derniers : en 2015, alors qu’une tribu venait de s’opposer à la tenue d’un rassemblement Rainbow au nord de la Californie, à proximité d’un site qu’elle considère sacrée, un groupe d’écrivains et chercheurs d’origine amérindienne a publié un manifeste appelant à stopper « l’appropriation culturelle » de l’héritage des tribus amérindiennes (Protect He Sapa, Stop Cultural Exploitation, publié le 14/07/2015, sur Indian Country Today).

Faut-il voir dans la Rainbow family du folklore New age teinté hâtivement de références amérindiennes ? Toujours est-il que dans le contexte de l’affirmation des mouvements hippies et New Age aux États-Unis dans les années 1960 et 1970 (années du début de la remise en cause de la société de consommation, de recul du religieux traditionnel et du retour en grâce du contact avec la Nature dans les pays développés), les rassemblements de la Rainbow family ont essaimé de par le monde, autour des valeurs de solidarité, d’amour des autres, et inspirés par le retour vers la nature et la spiritualité, mais envisagés sans l’intermédiaire d’une religion à proprement parler.

La contre-culture californienne des années 1960 a également apporté son goût pour les initiatives décentralisées et l’horizontalité dans l’esprit du mouvement (il n’est à cet égard pas étonnant que l’un des blogs les plus en vue de la « Rainbow sphère » soit Welcome Home, site non officiel animé par Rob Savoye, un informaticien renommé dans le monde du logiciel libre et de Linux). Communauté libre, la Rainbow family se targue ainsi souvent d’être « le plus grand non-mouvement de non-membres au monde ». Car la « famille » Rainbow prône également l’autogestion entre ses « guerriers de l’arc-en-ciel », chaque besoin de la communauté étant géré par l’implication des volontaires, ce qui en fait un cas reconnu d’expérience anarchiste in situ. Mais cela ne va toujours de soi. Le deuxième jour, aux abords du grand feu, parmi les yogis et méditants, j’entends un groupe scander « Morning council ! » (« réunion du matin ! »). Un petit cercle d’une dizaine de personnes s’assoit alors en tailleur. Après le « om » rituel, un homme à la voix bienveillante ouvre les discussions. Il faut prendre des décisions sur la gestion du camp. Le « speech stick » (bâton de parole) circule alors de main en main, chacun son tour ayant l’occasion de parler. C’est l’occasion de voir un moment de démocratie directe, avec ses réussites et ses limites.

La question des toilettes est l’une des plus disputées. Si des « shit pits » (fosses à excréments) ont été creusés par des volontaires, on retrouve encore trop de crottes un peu partout. Même aux abords de la cascade, en amont de la rivière, celle-là même qui fournit l’eau potable bue par tout le camp. Un adolescent argue qu’il faut améliorer la signalétique, quasi-inexistante. Il est décidé qu’il prendra en charge la fabrication de panneaux pour indiquer notamment les toilettes, avec l’aide des volontaires qu’il recrutera après la réunion parmi les participants intéressés. Une femme se plaint du manque de nourriture ; les « food missions », mal coordonnées, envoient quelquefois des porteurs chercher de la nourriture au relais sans que celui-ci ne soit encore approvisionné. Quelques incivilités sont déplorées, surtout pour l’accès à la nourriture stockée, réservée en principe aux familles avec enfants. Faut-il créer une police Rainbow ? L’idée est immédiatement rejetée, car trop contraire à l’esprit du rassemblement.

Le rassemblement se veut par définition ouvert à tous ; mais de fait le public représenté reste assez blanc, et semble généralement assez instruit : il est fréquent de trouver des artistes, professeurs, des étudiants ou des métiers de la culture parmi le public qui s’y croise, avec naturellement les professeurs de yoga et autres professionnels des thérapies et sciences du développement personnel.

La vie en pleine nature présente ses charmes, mais aussi ses rudesses. L’été dans les Alpes est propice aux tempêtes, et justement le ciel s’assombrit. La pluie se met à tomber, accompagnée de fortes bourrasques de vent. Chacun se réfugie sous les tentes des communos qui le permettent. La grêle et le froid se joignent alors à la partie. Une poignée de silhouettes reste malgré tout auprès du grand feu, certaines nues. Est-ce pour l’entretenir coûte que coûte, en acceptant la rudesse de Dame Nature ? Ou bien par dépit, faute de place libre, mis à part sous les branchages de quelques arbres ?

La tempête s’arrête finalement, et nombreux sont ceux qui partent se sécher autour du feu du Music temple. Un frère vient alerter : « la cuisine des enfants a été endommagée, il faudrait deux ou trois personnes pour m’aider à la reconstruire ».

C’est alors qu’un hélicoptère de la protection civile italienne descend une première fois, puis une seconde, près du grand feu. Quelqu’un était-il blessé ?.. Rapidement, une rumeur circule, selon laquelle un homme aurait été tué durant la tempête.

En arrivant au food circle le soir-même, la rumeur est confirmée. Après le om de méditation rituel, un homme s’avance au centre du cercle, et crie pour tenter de s’adresser à la foule : « We lost a brother today » (« Nous avons perdu un frère aujourd’hui »). Émoi. Almond, Belge de 41 ans et père de deux enfants, a succombé à la chute d’un arbre sur sa tente. Un nouveau rituel de méditation / prière, particulièrement intense, est alors entrepris, les cœurs lourds.

Mais un retour de la tempête était annoncé, et les éléments se gâtent à nouveau, empêchant la distribution de nourriture. Je me réfugie cette fois dans une yourte, bâtie par Angelo, un Français d’Ardèche, et baptisée le « Geodome ». « Oh, mais il en a du succès mon atelier, ce soir ! », ironise-t-il, en voyant la tente se remplir de plusieurs dizaines de personnes. Son atelier ? Le « jeu des créateurs » : il s’agit d’un jeu aux allures d’atelier de développement personnel. C’est Angelo qui ouvre le bal, avec une carte qui lui permet de lancer le défi de son choix. Il propose à tous ceux qui le souhaitent de danser nu. Quatre ou cinq personnes, lui y compris, s’y mettent, dans la bonne humeur. Un couple les rejoint, et danse en s’embrassant de temps à autre. Angelo les félicite. « Il y avait une instruction, mais le jeu est toujours ouvert, on peut toujours faire plus que ce que la carte ou le jeu dit », explique-t-il, « car c’est le jeu des créateurs », et les joueurs sont amenés à créer, de même qu’ils sont créateurs de leur vie.

Tous ceux qui le souhaitent sont désormais invités à révéler quelque chose de très intime et personnel à leur voisin, mais en parlant en yaourt. Moment de confiance et d’écoute étrange, mais finalement sincère.

Le jeu commence véritablement lorsqu’une demi-douzaine de joueurs tirent des cartes, puis se mettent à les analyser à voix haute, debout. Celles-ci sont sont généralement à connotation sexuelle. Un homme trouve une carte avec des masques, et se trouve inspiré : « À Babylone, je suis un acteur, et du coup je joue beaucoup avec les masques. Mais ici, au Rainbow, les masques ne marchent pas, je suis obligé d’être moi-même. J’ai trop souvent utilisé des masques, notamment avec les femmes, mais ça ne marche ici pas en fait ». La foule accueille avec bienveillance ce moment de sincérité : « Aho ! ».

Une jeune femme, nue et au centre de la yourte, commence à analyser ses cartes avec humour. Puis, se figeant, elle lance : « Je n’ai jamais ressenti de plaisir sexuel », avant d’éclater en sanglots. Un silence gêné mêlé d’empathie remplit la yourte. Tandis qu’elle se rassoit, ses proches la cajolent.

La séance prend une pause, alors que la tempête semble passée. « Hey, regardez dehors, un arc-en-ciel ! » ; plusieurs sortent admirer ce rainbow qui, dans la vallée, vient en cette lourde journée comme parrainer le rassemblement.

Quand la yourte se remplit à nouveau, Angelo propose à la jeune femme que la séance tente de l’aider. Elle accepte. La jeune femme se replace au centre de la yourte, debout, et Angelo l’invite à parler « sans réfléchir, sans faire de phrase ». Il exhorte les membres présents de l’aider, en se tournant vers elle, les mains ouvertes dans sa direction, et en lui apportant de l’énergie positive. C’est le healing, une méthode de détente fréquente dans la spiritualité Rainbow et plus généralement dans les médecines et spiritualités alternatives, et quelquefois traduite en français par « thérapie énergétique ». « Personne ne doit la toucher », prévient en revanche Angelo, qui invite ceux qui veulent bien participer à donner un mot de soutien ou d’accompagnement de temps en temps, et pour faire « monter l’énergie ». Pour veiller à ce que celle-ci ne retombe pas, il sort même de la yourte quelques personnes que l’expérience met mal à l’aise ou laisse relativement froid. Progressivement, la jeune femme, par mots isolés, évoque une agression sexuelle, canalisant tant bien que mal sa nervosité. Deux autres femmes rentrent en crise de nerf également, vraisemblablement éprouvées par cette évocation douloureuse pour elles-aussi. L’une d’elle accepte l’invitation d’Angelo à se tenir debout face à la première jeune femme. L’autre reste à genoux, « aidée » par quelques sœurs assises à proximité.

Au centre de la yourte, les mots des deux jeunes femmes deviennent de plus en plus crus, jetés avec angoisse ou répulsion. Cris. Hurlements. Pleurs. Sanglots. La yourte tremble d’une énergie redoutable. Autour, femmes et hommes participent plus volontiers : « Ce n’est pas ta faute », « Ce n’est pas un homme qui fait ce genre de choses », « On est avec toi »… Et même : « Dites-lui ici ce que vous n’avez pas eu l’occasion de lui dire » ; là, les insultes, libératoires, sont hurlées dans une atmosphère chargée d’électricité. La gêne, sans disparaître sans doute jamais totalement, est submergée par l’empathie. Cette empathie qui déborde la yourte, qui se ressent presque physiquement, que ce healing fait circuler, est l’ingrédient principal de cette « énergie » à laquelle Angelo fait sans cesse référence. Précisément, après cet épisode rageux, la tension retombe d’un creux, à mesure que le souffle des jeunes femmes s’apaise. Mais Angelo veut que la séance aille plus loin qu’un cri de colère collectif. Il exhorte l’assemblée à poursuivre le healing, mais debout et plus près, en parlant encore davantage aux deux jeunes femmes debout. La colère revient bien quelque peu, mais la séance devient plus apaisée. Quand la paix revient sur les cœurs fatigués des deux jeunes femmes, Angelo clôt la séance. Les deux jeunes femmes entreprennent un câlin intense avec chacun de leurs « healers ». Des « Je t’aime » fraternels ponctuent ces embrassades.

Il est alors temps de regagner le grand feu, pour une distribution nocturne de nourriture. C’est alors qu’un homme hurle à la lune comme un loup. Et pour cause : entre les nuages, derrière l’imposante montagne, la silhouette de l’astre lunaire apparaît. C’est quasiment une pleine lune. Les hurlements de loups se multiplient, tout autour du feu, comme pour saluer la blanche compagne qui vient se joindre à la fête.

La pleine lune est le point d’orgue des rassemblements Rainbow. Le lendemain, jour effectif de la pleine lune, il est d’usage de respecter le silent morning. Nul n’est censé parler, surtout pas aux abords du grand feu. De bonne heure, autour de celui-ci, trois ou quatre personnes jettent dans les timides flammes matinales leurs regards encore engourdis par le sommeil heurté de la nuit qui s’achève. Deux silhouettes dorment sur le sol, non loin du feu, faute de tente où poser leur couchage. Sans un mot, certains se concertent d’un regard pour aller chercher du bois sec.

Un peu partout dans la vallée, plusieurs femmes et hommes sont en pleine séance matinale de yoga, profitant de la quiétude du silent morning pour s’adonner pleinement à leurs exercices. Le calme du matin, amplifié par le silence ambiant, l’atmosphère de recueillement des méditants et des yogis que partout le regard donne à voir, transmettent l’illusion que le temps s’écoule au ralenti.

La matinée avançant, les méditants et les yogis sont de plus en plus nombreux autour du grand feu, le tout en respectant ce « silence contemplatif et méditatif » annoncé par l’affiche de l’événement, afin d’ « honorer la nature et l’humanité ». Ils sont déjà des dizaines, plus de cent même, à méditer, tous assis en plein recueillement, dans un silence d’autant plus exceptionnel que la foule, passants et curieux compris, est fournie. D’habitude, il est bien rare d’assister au moindre rassemblement ou événement aussi massif sans qu’une forêt de bras ne se lève avec un smartphone pour immortaliser la scène. Là, personne n’y songerait.

Un homme à l’allure de brahman indien et une femme passent projeter quelque « eau bénite » sur les méditants. Personne ne conduit une quelconque séance collective de yoga ou de méditation ; chacun vient et prie, médite, à sa manière, vêtu ou nu, seul ou avec des amis, le temps qu’il veut.

C’est l’heure du food service qui vient clore ce silent morning. Une nouvelle distribution de nourriture pour permettre au son de la voix de revenir autour du grand feu, encore une fois entre les chants Rainbow et la prière rituelle. En attendant le retour à Babylone…

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