ReporMed Carnets de voyage Mai 2013 en Turquie : entre vision et illusion

Mai 2013 en Turquie : entre vision et illusion



Plusieurs bateaux défilent sur le Bosphore, avec la mosquée Sainte-Sophie à l'arrière-plan

Au centre d'Istanbul, des hommes tentent le poisson avec leur canne à pêche sur le pont de Galata.

La Turquie ne s’ennuyait pas. Mais elle ne s’amusait pas non plus. Photo : akoray / Flickr

« Quand la France s’ennuie », éditorialisait Le Monde peu avant « Mai 1968 ». Mais si l’Hexagone d’alors s’ennuyait, aucun journal turc n’aurait osé titrer ainsi sur la Sublime Porte avant son « Mai 2013 ». La Turquie ne s’ennuyait pas. Mais elle ne s’amusait pas non plus. Nous, si…

Voyageurs de Galata, amoureux des soleils brûlants, buveurs de thé sur des collines orientalistes, nous n’avions pour objectif que cette tremblante modernité. Dans les rues, dans les tramways, sur les marchés ou les ponts désabusés. De nos yeux européanisés, moralisés et libéralisés, nous regardions ce lumineux spectacle. Réjouis. Et enfin apaisés.

On se baladait main dans la main en se promettant qu’Istanbul était finalement le modèle pour tous les autres. Que ce pays ne vivrait pas une révolution. Que la laïcité, mise en place au début du siècle, serait le rempart contre toutes les constructions malveillantes. On rêvait de Méditerranée, cette idée utopiste peinte et dépeinte sur des rivages en mal ou en trop plein d’amour. On rêvait d’Europe. On rêvait d’Istanbul dans l’Europe. De l’Europe dans Istanbul.

On se berçait dans des bateaux de fortune qui nous faisaient traverser de l’Europe à l’Asie. Comme si les blocs de culture de Samuel Huntington étaient affranchis par un dialogue entre les cultures sur des eaux limpides. Libérées d’Edgar Morin, elles semblaient enfin se parler sur une mer de détroits.

Plusieurs bateaux défilent sur le Bosphore, avec l'ex-basilique Sainte-Sophie à l'arrière-plan

Dans le va-et-vient des bateaux sur le Bosphore. Photo : Marine Sabounji

Buveurs de salep et de tous les délices, on traversait l’Humanité, mille et une embûches pour trouver la réponse et la question de Salah Stétié. Et si la Méditerranée avait un rôle à jouer ? On se baladait sous les dorures de Sainte Sophie. Grandeur et splendeur, sans dire un mot. Juste le bruit des clichés de Vincent. On acquiesçait devant des anges cachés et des librairies sauvages. Je me voilais les cheveux et il me prenait en photo devant la Mosquée bleue en souriant. Mille et une fois. Mille et une embûches.

On s’asseyait dans le salon enfumé de Mike, en haut de l’hôtel Kybele. On refaisait le monde et les voyages de l’Orient. On se frottait à ses tissus et les brandissait comme signe de fortune.

Une petite rue touristique du quartier Galata, à Istanbul.

Galata séduit de nombreux étrangers… le temps de leur passage à Istanbul. Photo : tredford04 / Flickr

On déambulait dans le quartier de Galata, un verre à la main, une cigarette au bout des doigts. De bar en bar, de révélations en révélations, d’espoir en espoir, on s’attachait à cette grande victoire. Istanbul existait.

Nous n’étions pourtant qu’à Istanbul. Nous n’avions même pas franchi la mer Noire. Et pourtant, nous étions sur les deux rives. Le retentissement de Beyrouth accroché à l’oreille, la lumière de Marseille et une épaisse vapeur alexandrine. On y était et on vivait le grand rêve méditerranéen.

On est un con. Nous aussi.

Yusuf ne nous l’a pas dit comme ça en réalité. Après trois jours dans les dédales stambouliotes, il nous a d’abord jeté des pots de peinture sur la figure. On était des bleus, il était noir de honte. Il a lancé des mots en forme de parpaing qui sont venus s’écraser sur nos idéaux. Adieu la modernité. Bonjour autoritarisme, libéralisme, manipulation, construction. Les mots étaient envoyés, éclatés, broyés.

Centre commercial de 30 étages dans le quartier chic du Levent, à Istanbul.

« Kanyon », centre commercial du quartier d’affaire Levent, à Istanbul. Photo : tom$ / Flickr

Avec lui, on a franchi l’Asie. Sans dialogue interculturel. Juste nous trois. Il a pointé du doigt la construction d’une ligne de métro sous le Bosphore, a brandi le projet de construction d’un grand centre commercial. Il a enflammé le nouvel aéroport et détruit le futur pont.

Jeunesse. Individualisme. Libertés. Femmes. Sexualité.

Comme l’avant-veille d’une fête, il avait jeté les mots à la mer. Devant un soleil porté par des grues luisantes, il a détruit chaque pierre de nos constructions. On était couché par terre. Je regardais les yeux de Vincent. Allait-il changer d’objectif ? Qu’allait-il prendre en photo maintenant ? Je n’avais rien écrit, je n’avais rien vu. Peut-être son regard avait porté plus loin que le mien. Aurais-je pu faire autrement ? Aurais-je pu écrire enfin sur la belle et tortueuse Méditerranée ? Il m’avait pourtant laissé un carnet d’écriture. Les pages étaient restées blanches et lumineuses, comme mon regard sur Istanbul. La mer blanche. Saleté de Méditerranée.

Yusuf, avec Marine Sabounji, à Istanbul.

Yusuf et moi.

Yusuf ne nous en voulait pas. Il rigolait et souriait. Comme sur cette photo où nous étions tous les deux au bord de l’eau. Le même regard et surtout le même profil. On se ressemblait. Il aurait pu se tromper aussi. Je me suis convaincue comme j’ai pu. Il partait pour Las Vegas quelques jours plus tard. On a ri, et on s’est quitté sur le bord d’une rive. Je ne sais plus laquelle. Cela n’avait plus d’importance, il n’y avait plus de détroit.

Et puis nous sommes rentrés. En posant le pied à Marseille, on s’est sentis seuls. On venait de laisser 14 millions d’habitants derrière nous. Pour une fois, on entendait le calme sur la cité phocéenne. Magnifique paradoxe pour une ville qui ne s’endort que sur des cris égarés.

Trois jours plus tard, la nouvelle est tombée. La place Taksim s’enflammait, la révolution commençait. Printemps arabes, Mai 68 turc, Indignés européens… Tout a été dit ou presque, sans que nous soyons réellement capables de les dire avec exactitude. Comme en 1968, la tentation était forte de tout mélanger. Mai 68 en France ? Mai 68 polonais ? Août 68 des étudiants mexicains ?

Le Mai 2013 avait des traits de Mai 68 en France : soulèvement d’une classe moyenne éduquée, aspiration à la liberté, jeunesse et individualisme. Le cocktail parfait. Internet et la conscience environnementale en plus. Mais il y avait sûrement autre chose… la lutte contre la corruption, l’autoritarisme ou la brutalité du gouvernement. Le rejet d’une société de surconsommation. Et un vent venu du Sud de la Méditerranée. Pas totalement celui de 1848, mais gonflé par une aspiration de changements et de progrès social. Un désir venté de participation politique ou de participation sans politique.

Yusuf n’est pas allé à Las Vegas. Il est resté place Taksim. Après la décision d’annuler le projet d’aménagement qui y était prévu ainsi qu’au parc Gezi, il n’a pas pu quitter la place. L’Homme Debout. Dans l’espace public. Dans l’espace médiatique. Et il nous a mis une claque européenne incroyable. Celle où on tend l’autre joue pour recevoir le second coup. En se levant, en restant debout, en défiant ce gouvernement soutenu par une Europe libérale et si peu libérée. La grande leçon européenne, tel est le titre que je donnerai à ce Mai 2013.

Je ne sais pas combien de temps il restera debout. Je ne sais pas ce que donnera cette nouvelle forme de contestation. Je ne sais pas si la Turquie sera Europe ou si l’Europe sera Turquie. Mais ce que je sais, c’est qu’enfin, aujourd’hui, nous le voyons enfin.

Mouette au soleil couchant, sur le Bosphore

Où va la Turquie ?.. Photo : Marine Sabounji

1 thought on “Mai 2013 en Turquie : entre vision et illusion”

  1. Bonjour Soledad, je te remercie pour tes commentaires qui m’ont beaucoup touchés. Les ellipses, comme tu les appelles, et je trouve le terme très beau, sont totalement voulues et choisies. Je crois que grâce à ce voyage, j’ai compris que je ne cherchais pas à avoir les réponses. J’avais juste besoin de voir les bonnes questions. Je ne suis pas journaliste, mon expérience se fonde seulement sur mon ressenti, sur les petites choses qu’on voit. Je voulais juste partager un moment de balancement, de douceur et de réflexion.
    Par contre, si vous voulez vraiment rencontrer Yusuf, c’est quelqu’un de formidable, et je suis sure qu’il sera ravi de donner ses réponses 😉
    Je vous remercie et au plaisir de se rencontrer peut-être un jour. Marine

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